La maraîchère, mère et autrice du livre La saison des légumes, Mariève Savaria, explique dans ce texte, le cheminement qui l’a poussée à vendre les Jardins d’Ambroisie, la ferme biologique de Saint-Chrysostome, qu’elle cultive depuis plusieurs années avec son conjoint.
Une carte blanche de Mariève Savaria
Mon grand-père Napoléon était agriculteur. Tout ce qu’il y a de plus conventionnel: du blé et du foin pour les animaux et plusieurs arpents de terre qui s’alternent, encore aujourd’hui, entre soya et maïs transgéniques. Il est mort d’un cancer du cerveau à 77 ans. Marie-Monique Robin, autrice du livre Notre poison quotidien, nous dirait qu’il y a un lien. Ce n’est pas le sujet de ce texte.
Avant sa mort, la famille avait l’habitude de se réunir le dimanche, autour d’un repas. On commandait du PFK et on buvait du crème soda. Ma grand-mère a élevé six enfants, quatre filles et deux garçons, pas mal toute seule, son mari passant la majeure partie de son temps au champ. Elle n’aimait pas particulièrement cuisiner, fumait des cigarettes roulées et tartinait ses toasts de graisse de rôti. Heureusement, elle faisait chaque année son jardin et j’ai un souvenir bien marqué de ses confitures trop sucrées. Le diabète et la haute pression ont probablement eu raison d’elle. Elle a rejoint son “Poléon” peu de temps après sa mort.
Avec le recul, je réalise que malgré leur proximité avec la terre, mes grands-parents ont été victimes de l’isolement et de l’industrialisation agricole et alimentaire. Cela explique probablement mes actions depuis 20 ans et ma volonté de vouloir retrouver la terre de mes ancêtres à son état le plus brut, avant sa domination par l’homme, avant que le temps ait laissé de profondes empreintes dans l’ADN collectif féminin, faisant que les gestes de cultiver, d’alimenter, de soigner, de nettoyer ou de cuisiner, perdent tout leur sens, leur valeur ou leur reconnaissance.
Je suis née dans un rang de campagne et, d’aussi longtemps que je me souvienne, je rejetais cette campagne ennuyante et rêvais d’habiter en ville. Vers 25 ans, je suis déménagée à Montréal, dans le quartier Saint-Henri où, sans le savoir, le père de ma mère avait habité et travaillé comme ouvrier d’une usine de tissage pendant de nombreuses années. Cela explique probablement pourquoi ce quartier m’était si familier même si je n’y avais jamais habité. Fière citoyenne de Montréal, j’ai étudié, travaillé, payé seule mon loyer. J’y ai aussi créé une entreprise ayant des valeurs éthiques: un service traiteur végane et biologique, zéro déchet. Je me sentais bien, libre. Nourrir le monde était stimulant, valorisant et me permettait de créer dans une joie profonde. À 38 ans, je suis tombée amoureuse du maraîcher qui m’approvisionnait en légumes bios depuis des années. Je suis déménagée sur sa terre, rang Saint-Jean-Baptiste, et on a fait deux bébés. Retour aux sources mes amis.
Dois-je vous dire qu’avoir des enfants ne faisait pas partie de mon plan initial. Je voulais me tenir loin des modèles de femmes de ma lignée. Pas question d’élever seule une famille et de n’avoir aucune reconnaissance ni aucune valorisation en retour. Mais, avec lui et sa bienveillance envers la terre, le rêve d’autosuffisance et d’une vie paisible en harmonie avec la nature semblait possible. J’allais briser le moule, changer le modèle, revaloriser les rôles traditionnellement féminins.
J’allais prouver à mes ancêtres que l’homme et la femme pouvaient s’unir et créer ensemble quelque chose de grand dans un respect mutuel.
J’ai arrêté graduellement mon entreprise, choisissant de me consacrer à mes enfants, à la terre, aux jardins, à l’alimentation, à l’éducation, aux soins. J’ai tenté de rendre visible un travail invisible pour prouver qu’une femme au foyer vaut autant qu’un homme salarié. Qu’une femme qui nourrit, soigne et éduque sa famille a autant de valeur qu’un maraîcher qui nourrit, prend soin et partage son savoir-faire avec ses employés et/ou sa communauté. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Je me suis rapidement faite emporter par une saison maraîchère, des paniers à honorer, une diversité de végétaux à étaler au marché, du linge à laver et des bouches à nourrir. L’ampleur de mon projet d’autonomie alimentaire m’a rapidement dépassée et fait oublier mes intentions de redorer le tablier de la paysanne et de lui redonner son pouvoir.
À ma plus grande déception, je suis retournée à mes chaudrons ruminant mes revendications. Faute de temps et d’énergie, j’ai étouffé ce qui avait profondément besoin de s’exprimer, et ce depuis tellement de générations. Parce qu’en portant ses enfants, la femme-mère réveille de vielles mémoires et comprend qu’en plus d’un enfant, elle porte le poids des expériences (et des émotions) de ses ancêtres. Les empreintes laissées aux femmes de nos lignées sont profondes et telles des rigoles elles sillonnent nos corps comme un trop plein d’eau au printemps, créant un débordement de colère, de rage, de frustration, causées par l’abus, la domination, les injustices, les violations qu’une simple brassée de lavage ou la préparation d’un repas familial réanime. Et ce, malgré tout l’amour que nous témoignait, au sol et à moi, mon amoureux maraîcher.
Entre deux boires, un changement de couche, des repas à préparer pour les employés et la famille et un déficit chronique de sommeil, difficile de faire autrement et d’avoir la lucidité nécessaire pour prendre du recul, respirer, se calmer, et réaliser que tout cela ne m’appartient pas. J’arrivais à me soulager en marchant sur notre terre. En allant au champ, pour pleurer. Je sentais une si grande connexion avec elle, un profond lien. Elle me soutenait, m’apaisait, en plus de me nourrir chaque jour d’une énergie et d’une force incroyable. C’est probablement pour ça qu’en 2010, quand j’ai regardé le documentaire de Coline Serreau Solutions locales pour un désordre global, je me suis senti tellement déstabilisée, perturbée, concernée. On y faisait entre autre, la connaissance d’un couple de microbiologistes, Lydia et Claude Bourguignon, qui faisait état de nos sols en disant qu’ils étaient mis à nu, agressés et violés. Cette métaphore du «viol» de la terre résonne encore fort en moi puisqu’elle illustre une réalité qui m’avait échappée et que, comme femme nourricière extrêmement proche de la terre, l’exploitation de ses ressources et de sa biodiversité autant que celle des femmes, me préoccupe énormément et me touche profondément.
Un des mandats que Francis et moi nous étions donnés aux Jardins d’Ambroisie, c’était de cultiver bio, en permaculture et en sols vivants. Le sol est l’essence même de l’agriculture et de l’alimentation, sans quoi, rien ne pourrait y pousser. Le cultiver sans le régénérer est un non sens. Il est donc primordial de le nourrir, de le protéger, de le respecter, d’y mettre du temps, de l’amour et de l’énergie. De la même manière que l’on doit nourrir notre monde, lui donner de l’attention, de l’écoute pour qu’il continue de grandir, de s’épanouir et d’avoir de l’énergie pour créer. C’est un devoir de prendre soin de nos sols, de nos terres, de notre terre mère pour que l’abondance continue d’être.
Prendre soin, que ce soit de notre terre ou de notre famille, n’est pas un geste reconnu. Toute personne qui décide de le faire le fera à ses frais puisque tout ce temps et cette énergie à nourrir et prendre soin, qu’ils soient donnés par le maraîcher au champ ou la femme en cuisine, ne sont pas valorisés.
Comme le temps c’est de l’argent, on fait vite et au lieu de trouver des solutions durables et en harmonie avec les écosystèmes, on tue la fertilité du sol avec toutes sortes de produits chimiques. On élimine graduellement une biodiversité essentielle à la vie, sans penser au lendemain. On empêche la reproduction des semences et de la vie. Pourquoi, en 2021, on doit encore se battre pour le droit des femmes et le respect de l’environnement ? La science a pourtant démontré qu’en valorisant uniquement la productivité sans voir toute la richesse derrière un arbre, un insecte, une plante ou le vivant en général, nous courons à notre perte. Que ferons-nous seul, le ventre vide avec des bols à 100 piastres? Comprenez-moi bien, je ne dis pas que l’argent est mal, qu’il est sale, je dis simplement qu’il ne doit pas être le moteur de nos actions.
Parlant de reproduction, de fertilité et de valeur, voilà qu’à 45 ans, j’attends un troisième enfant. Et que depuis décembre je porte aussi une puissante énergie de changement et la force de passer à l’action. Je sens ces mémoires de domination s’atténuer, se composter dans mes tripes pour se transformer en quelque chose de beau, de doux, de bienveillant. La femme que je suis valse de plus en plus souvent avec des moments de joie, d’émerveillement devant la vie, le vivant, comme le font et me l’enseignent mes enfants d’ailleurs. J’ai le besoin d’en faire moins, de m’intérioriser, de faire de la place aux questionnements, aux réflexions, aux discussions. De partager les charges, de faire éclater et d’élargir le noyau familial. D’être autosuffisante à plusieurs. De vivre dans l’entraide et le partage. Un an de confinement «covidien» a également contribué à cette conclusion.
En décembre dernier, nous avons décidé, Francis et moi, de vendre notre ferme maraîchère. Une décision difficile à prendre parce qu’en surface tout allait bien et que tous les fidèles partenaires de notre ferme et la grande famille qu’ils forment depuis 15 ans, devraient combler mon besoin de communauté. Eh bien non. Parce que cette communauté habite à 40 kilomètres de chez moi. Parce que quand c’est le moment de faire des réserves pour l’hiver ou que de l’aide est nécessaire pour les récoltes éphémères des petits fruits, les corvées ou pour un répit avec les enfants, ils sont absents. Ce n’est pas un blâme, c’est un fait. Et c’est tout naturel. Je ferais pareil. Ce serait complètement différent s’ils habitaient avec nous, sur la terre ou de l’autre côté de la rue. Mais ce n’est pas le cas. Et nous avons essayé de recruter des partenaires dans notre village, sans grand succès. L’écovillage était aussi dans nos intentions, ce n’est finalement pas arrivé.
C’est en creusant ma terre intérieure, que j’ai su. Qu’aujourd’hui, j’ai viscéralement besoin d’une communauté, d’un village tissé serré, qu’il est clair pour moi que je dois me nourrir d’aliments de proximité mais que j’ai maintenant une soif de proximité humaine et d’urgence d’autosuffisance. Que la femme, l’homme et la terre doivent se reconnecter parce que c’est grâce à ce précieux lien qu’un jour nous pourrons nous unir pour créer, honorer, respecter, cultiver, alimenter, nourrir, soigner ou nettoyer, dans le seul but du plein potentiel que permettent ces gestes lorsqu’ils sont faits sans jugement et sans l’écho de nos ancêtres qui résonne fort dans nos campagnes…
Texte, Caribou Magazine
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