Toko Shinoda: «À 102 ans, peindre une ligne est comme un rêve»
Cette grande artiste japonaise a croisé Jackson Pollock et Mark Rothko. Centenaire, elle continue à peindre ses œuvres abstraites à l’encre de Chine. A presque 103 ans, Toko Shinoda est l’artiste japonaise la plus âgée. Elle n’a pas perdu de sa verve et continue de créer des œuvres avec la technique qui l’a rendue célèbre: l’encre de Chine. A 6 ans, elle l’utilisait déjà pour ses premières calligraphies. Mais elle a rapidement voulu s’affranchir de normes contraignantes pour se lancer dans l’art abstrait, affirmant qu’elle préférait ne suivre aucune règle à l’exception des siennes.
La première fois que vous avez utilisé de l’encre de Chine, c’était il y a près de 100 ans. Comment trouvez-vous encore de l’inspiration?
Toko Shinoda: C’est compliqué de vous le dire. Mais comme tous les êtres humains, j’ai cinq sens et c’est à travers eux que je trouve des sources d’inspiration. J’essaie de traduire ce que je ressens dans mes œuvres. Les gens disent que je vis depuis plus de cent ans, mais le temps n’a pas de limites. Un jour je mourrai, mais mes créations me survivront pour l’éternité.
– Vous privilégiez depuis vos débuts l’encre de Chine. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette matière?
– L’encre, sa couleur, est la meilleure matière pour exprimer ce que je ressens dans mon cœur. Mes sentiments sont assez abstraits. Par exemple, si je peins une ligne rouge avec de l’acrylique, elle est définitivement rouge. Avec une couleur, il est difficile d’exprimer ce que l’on ressent. La raison pour laquelle j’ai choisi l’encre de Chine, c’est qu’elle offre la plus grande variété de couleurs et de variations. Elle n’est pas seulement noire, son intensité varie évidemment.
L’encre me donne la plus grande liberté artistique. Elle offre aussi la plus grande liberté d’imagination aux spectateurs. Mon art dépend donc de l’imagination des gens. Pour tout vous dire, j’ai réalisé il n’y a pas si longtemps que l’encre de Chine ne peut être totalement maîtrisée durant le laps de temps d’une vie comme la mienne.
– En regardant les œuvres que vous avez réalisées récemment, il semble que la couleur vermillon est plus présente. Comment décririez-vous l’évolution de votre art durant votre carrière?
– Il est impossible de décrire mon évolution artistique avec des mots. D’ailleurs, les titres que l’on voit à côté des œuvres me semblent tout à fait superflus. En voyant mes œuvres, vous établissez une interaction, une connexion coïncidentielle, ce qui est à mon sens le plus essentiel. Mon art traduit mon histoire personnelle, mais je ne peux pas vous dire comment elle a affecté ma manière de créer. Certains artistes expliquent leur création en parlant de période de leur vie, ce qui n’est pas mon cas. Par ailleurs, je ne peins pas pour faire passer un message aux spectateurs.
Demander à un artiste de décrire ses œuvres, c’est comme essayer d’attraper un poisson dans un buisson. En fait, je pense que mes œuvres n’expriment rien
Je m’exprime parce que j’en ai envie, pas pour une raison spécifique. Si je veux exprimer quelque chose avec des mots, j’écris des poèmes traditionnels japonais que l’on appelle haïkus ou tankas. La peinture est ma manière de m’exprimer lorsque c’est impossible avec des mots.
– Pourriez-vous décrire vos œuvres?
Demander à un artiste de décrire ses œuvres, c’est comme essayer d’attraper un poisson dans un buisson. En fait, je pense que mes œuvres n’expriment rien. Regardez les nuages, ils n’expriment pas leur tristesse, leur bonheur, ou leur rage. Mais même s’ils n’expriment rien, on aime parfois les regarder. J’essaie, à travers l’art, de parler aux gens, de leur donner une source d’imagination qui a quelque chose à voir avec l’essence humaine.
Mon art ne s’adresse pas à des gens en particulier, à des races, aux riches ou aux pauvres. Il n’est pas discriminant. Si l’art peut relier les gens, les faire interagir à travers quelque chose de commun à l’espèce humaine, alors il peut contribuer à la paix dans le monde entier. Mais nous n’avons pas encore atteint cette étape. J’espère que l’art y parviendra un jour.
– Entre 1956 et 1958, vous avez vécu à New York. Vous avez pu y rencontrer Rothko et Pollock et d’autres fers de lance de l’expressionnisme abstrait. Comment ce séjour aux Etats-Unis vous a-t-il marqué?
– A l’époque, le mode de vie aux Etats-Unis était totalement différent de celui du Japon qui se reconstruisait après la Seconde Guerre mondiale. Comparés au Japon, les gens étaient riches à New York. Du monde entier, on y accourait. Un sentiment de liberté y régnait. C’était une ville extrêmement vivante. Tous les jours, je vivais en quelque sorte dans une excitation quotidienne indescriptible. Les artistes étaient libres de faire tout ce qu’ils voulaient, toutes les manières de s’exprimer dans l’art étaient visibles. New York m’a ainsi apporté une confiance dans mon travail. Je pouvais m’exprimer de manière abstraite, avec une ligne ou un point, sans idée précise. Avec mes œuvres d’art, je pouvais envoyer un signal, capter le regard, faire naître chez le spectateur une pensée. C’est la clé de mon art.
– Vous n’appartenez à aucun mouvement ou école. Votre indépendance semble être essentielle à votre art. Pourquoi avez-vous choisi de retourner au Japon, un pays où les règles sont omniprésentes, plutôt que de rester aux Etats-Unis?
Il est vrai qu’un temps, j’ai pensé qu’en tant qu’artiste, il était préférable de continuer de vivre à New York. Car cette ville est très attirante et riche. Mais en même temps, je suis Japonaise et j’ai grandi au Japon. Mes parents y vivaient et voulaient que je revienne au pays. Bien que j’aie vécu à New York, mon anglais ne s’est pas amélioré et je n’avais aucun talent pour apprendre cette langue. Je préférais aussi la nourriture japonaise à celle de New York. C’est donc une combinaison de facteurs qui m’ont poussé à revenir vivre au Japon. C’était plus facile pour moi. De plus, il y avait aussi des raisons artistiques à mon choix. L’encre de Chine est développée au Japon. Si je peins une ligne droite à New York, elle sèche immédiatement à cause du climat. L’humidité au Japon fait que cette même ligne droite sèche progressivement. C’est ce que je préfère d’ailleurs. Lorsque je peignais à New York, je laissais couler de l’eau chaude du robinet dans la salle de bains pour obtenir un environnement humide propice à mon art. Je créais donc artificiellement un climat japonais. L’humidité a de plus une influence sur la couleur.
– Nourrissez-vous encore des rêves?
Ma vie est en quelque sorte un rêve. Peindre une ligne est comme un rêve.
Article paru dans le journal suisse Le Temps, 2015
Photo, Brockelpress
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